Térritorialités et déterritorialisation

Selon l’expression de Hegel dans la Phénoménologie de l’Esprit, la culture est ce moment où
l’esprit « s’arrache » de l’élément de l’expérience immédiate : ainsi, dans la tradition des
romantiques allemands, Hegel caractérise toute culture comme un « arrachement », une
« déterritorialisation » de l’esprit qui est en même temps le retour, médiatisé par ce détour, de
l’esprit sur lui-même. Penser l’autre, c’est alors penser l’autre en soi même : dès lors,
comment appréhender les crispations identitaires contemporaines, et le rejet du différend qui
lui est subséquent, sans penser ce qui fait l’essence ou le fondement du « bien le plus
désirable », c’est-à-dire le « bien commun » ? On peut effectivement poser le problème,
comme Deleuze, en termes de « territorialisation » et de « déterritorialisation » de l’Etat en
fonction de processus despotique, pervers ou schizophrénique : ainsi, si le capitalisme tend à
sa propre limite de manière contrariée, c’est-à-dire qu’il produit des flux toujours plus
décodés, sa tendance sera en même temps une reterritorialisation « brutale et factice » de
l’Etat despotique, paranoïaque sur le corps sans organe de la Terre, tendanciellement soumise
à la prolifération des machines-désirantes et à leur nomadisme. En ce sens, le capitalisme est
exactement à l’origine de deux mouvements contradictoires et pourtant indissociables qui sont
l’Etat despotique et la prolifération des machines-désirantes : sa tendance est double puisqu’à
la déterritorialisation du désir nomade répond une reterritorialisation encore plus brutale, soit
le codage des flux décodés. Comment analyser ce « retour du refoulé » ? On peut l’interpréter
par l’omnipotence de ce Léviathan qu’est l’Etat-despote et qui surdétermine par sa Loi
chacune de ses entités ou de ses composantes : ainsi, paradoxalement, la constitution d’un
Etat-despote se fonde sur l’éclatement du « bien commun » et la non-reconnaissance de ses
composantes identitaires issue de l’universalisme abstrait des Lumières, qui sont autant les
ténèbres de l’esprit républicain. En ce sens, comment ne pas identifier le « bien commun »
comme un « fédéralisme d’Etats-Nations » dont la reconnaissance est au coeur du « vivre
ensemble » et de tout système politique démocratique : la reconnaissance de l’égalité de
chacune de ses entités passe par l’identification de ce qui fait l’essence de la « chose
publique » c’est-à-dire le « bien commun ». La reconnaissance du « bien commun » est donc
simultanément la reconnaissance de chacune des composantes de ce qui constitue L’Etat
démocratique. Ce qui implique la pensée de l’Autre en tant qu’autre et en tant qu’autre soi
même soit l’appartenance à la Chose publique comme le bien de tous. Dans ce cadre, le
différend n’est plus l’étranger qu’il s’agirait d’exclure comme un corps étranger à
l’organisme, mais le problème de la définition de la réalité qui est une question éminemment
« politique », qui est même la question politique par excellence. Le problème n’est par
conséquent pas celui de l’identité, mais celui du différend sur la question de la « réalité », or,
on ne peut se saisir de cette question, ou l’appréhender, que si on a intégré au préalable
l’Autre en soi même, ce qui suppose une identité intégrant toute la dialectique du Même et de
l’Autre. C’est-à-dire une identité non appauvrie de ses différences. Spinoza n’affirmait-il pas,
en ce sens : « l’homme n’est pas un empire dans un empire » ?